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Jeudi, 17 Janvier 2013 11:22

Développement et échouages d’Ulves en Bretagne : pour une souhaitable réorientation des recherches

Development and strandings of Ulva in Brittany: a desirable redirection in research

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Christian BUSON ● Béatrice BUSON ● Virginie MAUGER ● Marcos X. AGRELO YAÑEZ

Institut Scientifique et Technique de l’Environnement et de la Santé (ISTES)

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Article publié dans Recursos Rurais (2012) nº 8 : 49-55. ISSN 1885-5547. http://www.usc.es/revistas/index.php/rr Revieu Officielle de l’IBADER (Institut de Biodiversité Agricole et Développement Rural), USC (Université de Santiago de Compostela)

Résumé Depuis plusieurs décennies, les travaux de recherche sur les proliférations d’ulves en Bretagne, ont postulé l’hypothèse que les flux d’azote déversés en mer par les cours d’eau au mois de juin étaient responsables de la croissance des algues et que la réduction des flux d’azote au printemps en constituait le facteur de maîtrise. Les programmes d’actions mis en œuvre tiennent compte de cette hypothèse et des modèles qui l’intègrent. La réduction drastique attendue des apports azotés, outre qu’elle est inaccessible et probablement inefficace, semble en réalité mal étayée. Nous passons en revue les arguments qui contestent la théorie jusqu’ici retenue et préconisons le redéploiement de nouvelles recherches pour acquérir suffisamment de données fiables et mieux comprendre l’écologie de ce phénomène.

Mots clés Eutrophisation côtière, nitrate, facteur de maîtrise, écologie, paradigme

Abstract: For several decades, research on Ulva blooms in Brittany, have postulated the hypothesis that the flow of nitrogen discharged by rivers in June, was responsible for the growth of algae and that the reduced flow nitrogen in the spring, is the controlling factor. Action programs implemented reflect this assumption and models that integrate it. The drastic reduction of nitrogen, in addition to being inaccessible and probably ineffective, actually seems poorly supported. We review the arguments that challenge the current theory and we recommend deploying new research in order to obtain sufficient reliable data and better understand the ecology of this phenomenon.

Keywords Coastal eutrophication, nitrate, phosphate, controlling factor, ecology, paradigm

Resumen Durante décadas, las investigaciones desarrolladas sobre la proliferación de Ulva en Bretaña han postulado la hipótesis de que los flujos de nitrógeno vertidos al mar por los cursos de agua en el mes de junio son los responsables del desarrollo de estas algas, y que por lo tanto su reducción durante la primavera constituye el principal medio de control. Los Programas de Acción implantados asumen esta hipótesis, así como los modelos que la integran. La drástica reducción de aportes de nitrógeno que se plantea, además de inalcanzable y probablemente ineficaz, parece poco consistente. Se revisan aquí los argumentos que cuestionan este postulado y se propone el desarrollo de nuevas investigaciones, a fin de obtener los suficientes datos fiables que permitan profundizar en la ecología de este fenómeno.

Palabras clave Eutrofización marina, nitrato, fosfato, medio de control, ecología, paradigma.

Introduction

Les échouages massifs de macro-algues du genre Ulva (essentiellement des espèces Ulva armoricana et Ulva rotundata, appelées communément « laitue de mer » (Menesguen A. 2003)), observés de façon récurrente en Bretagne sur quelques plages, constituent un phénomène particulièrement gênant et abondamment commenté. Les biomasses restent toutefois modérées comparées à celles observées dans le reste du monde : de 40 à 80 000 tonnes d’ulves par an, au total pour toute la Bretagne et ce essentiellement sur deux sites majeurs : Saint Michel en Grève et Saint-Brieuc.  Les solutions mises en avant pour régler le phénomène fixent comme objectif une réduction drastique des apports azotés par les cours d’eau, au mois de juin (fin du printemps, début de l’été). Une division par un facteur 3 ou 4 des flux rejetés et des concentrations serait ainsi nécessaire, selon les simulations effectuées à partir de modèles, retenant comme hypothèse le rôle déterminant des apports azotés terrigènes à cette période.

Il convient de souligner que les statistiques agricoles de l’INSEE donnent en Bretagne des chargements moyens en azote d’origine animale de moins de 130 kg de N/ha, dont 60 %  sont issus des élevages de bovins, 28 % des porcins et 12 %  des volailles.  Ces apports sont sensiblement inférieurs aux exportations des systèmes culturaux qui dépassent  les 200 kg de N/ha. Ainsi la Bretagne agricole, loin d’être saturée par les fertilisants organiques issus des élevages, est en situation de « déficit structurel en fertilisants organiques», de sorte qu’il est nécessaire pour les exploitants d’avoir recours à des fertilisations de complément. Ceci infirme  définitivement la notion de « déséquilibres » en azote dus à l’élevage en Bretagne, et par conséquent en France, qui a fait récemment l’objet d’une expertise collective de l’INRA (Peyraud et al. 2012).  Dans ce contexte, les boues issues des ouvrages d’épuration des eaux domestiques et industrielles produites sur la région,  ne représentent qu’un apport infime (moins de 5 kg de N/ha, Buson 2004) et leur recyclage complet en tant que fertilisant peut donc être poursuivi, sans risque de surfertilisation.

La focalisation à l’encontre de l’azote et des nitrates d’origine agricole en particulier, constitue aujourd’hui un thème central de la politique environnementale, conforté par la mise en place de la Directive européenne dite « Directive nitrate »  (Directive 91/676/CEE du 12 décembre 1991). De nombreux travaux scientifiques ( Sutton et al. 2011, Peyraud et al. 2012)  se réfèrent  à l’étonnante notion de « cascade de l’azote » émise par Galloway et al (2003), alors que celle-ci devrait être considérablement relativisée du fait des connaissances actuelles : sur le plan sanitaire, les émissions atmosphériques d’ammoniac restent sans effet notable, et les nitrates présentent essentiellement des effets bénéfiques pour la santé humaine (Bryan 2010, Bourre et al. 2011) ; par ailleurs, sur le plan environnemental, l’absence de répercussions des pertes d’azote et le rôle essentiel de facteur limitant et  de facteur de maîtrise de la teneur en phosphore dans l’eau sur l’eutrophisation des milieux aquatiques dulçaquicole sont établis depuis de nombreuses années ( Schindler 1975, Barroin 1999, Schindler et al. 2008 ). Nous examinerons dans le présent article la consistance de l’hypothèse du rôle de l’azote sur les proliférations d’ulves en milieu marin côtier.

Les réductions considérables envisagées dans les programmes d’actions pour lutter contre le phénomène des proliférations d’ulves, ne pourraient être obtenues, qu’au terme d’un extrême bouleversement des systèmes agricoles actuels. Or, un tel bouleversement, dont les conséquences sont multiples, est inenvisageable même à moyen terme ; et fondamentalement, il n’apporterait aucune garantie sur l’effet attendu : la diminution significative de la prolifération des ulves. Il est loin d’être établi que la réduction, voire l’arrêt des activités agricoles dans les bassins versants concernés, serait de nature  à régler ce phénomène, et en tout état de cause une telle évolution ne saurait se concevoir sans qu’une analyse risques/bénéfices ne soit sérieusement et complètement effectuée. Celle-ci n’a jamais été menée, et il est bien évident que les productions agricoles présentent une valeur appréciable pour la fourniture alimentaire des populations et pour l’agrément touristique des paysages.

Nous ne disposons d’ailleurs aujourd’hui d’aucune certitude sur le fait que les systèmes « alternatifs au modèle agricole » mis en avant, tels que l’ « agriculture biologique », puissent avoir le moindre impact, favorablement significatif sur la réduction des fuites de nitrates, et ce, à plus forte raison au printemps. Toutefois, une étude bibliographique récente au  sujet de ces marées vertes, effectuée à la demande des ministères français de l’agriculture et de l’écologie, converge avec l’orientation actuellement dominante, à partir de l’analyse des documents disponibles (Andral et al. 2012).

Discussion sur les programmes d’actions envisagés

Outre qu’il est inaccessible, cet objectif de réduction de l’azote terrigène, semble particulièrement mal étayé :

- La responsabilité du phosphore rejeté au milieu marin a été rapidement évacuée, sans justification convaincante, alors que la nécessité de réduire le phosphore est désormais largement acquise et que le débat scientifique ne porte plus aujourd’hui, que sur l’intérêt de réduire l’azote conjointement au phosphore, ou non (P-only). On se reportera aux articles de d’Ammerman et al. 2003, de Hakanson et al. 2007, de Conley et al., 2009, d’Howarth et Paerl 2008, de Lips et al. 2008, de Schelske 2009, et surtout aux commentaires de Schindler et Hecky (2008 et 2009), qui précisent (décembre 2008) « au final, nous retenons que dans beaucoup d’études, la conclusion que l’azote doit être limité pour réduire l’eutrophisation est basée sur les mêmes indicateurs que ceux qui ont donné des résultats erronés dans nos expérimentations sur le lac 227. L’affirmation que la maîtrise de l’azote  permettra d’éradiquer l’eutrophisation des eaux côtières mérite un nouvel examen » (,« Finally, we note that in many studies the conclusion that nitrogen must be controlled to reduce eutrophication is based on many of the same indicators that gave misleading results in lake 227. The assumption that nitrogen will recover coastal waters eutrophication deserves a second look”) et qui concluent avec Bryhn et Hakanson (janvier 2009) : « la réduction de l’azote représente  une très couteuse tentative, lancée à l’aveuglette, mais qui peut favoriser les cyanobactéries, plutôt que la qualité des eaux. », (“N abatement is a very expensive shot in the dark that may favor cyanobacteria instead of the water quality “) ;

- L’apport de l’azote par les cours d’eau ne représente qu’une part de l’azote présent dans le milieu marin côtier ;

- Créer une carence en azote dans le milieu marin côtier par le seul biais de la réduction des apports terrigènes est irréaliste : l’azote du milieu marin est particulièrement abondant et constamment renouvelé ; il provient de multiples autres sources : de la biologie marine, des courants, de la fixation de l’azote atmosphérique (« diazotrophie » longtemps sous-estimée en milieu marin (Barroin 2004, Garcia et al.2006)),... Autant de sources sur lesquelles il n’est pas envisagé d’agir, et qui pour cette dernière pourraient compenser les réductions momentanées d’azote terrigène (Schindler et Hecky 2009) ;

- Une carence en azote dans le milieu marin n’est pas écologiquement souhaitable ; aucune étude n’a d’ailleurs été menée pour apprécier les répercussions d’une telle carence dans l’écologie marine côtière.

Il est indiqué que les quotas internes en N des ulves connaissent une inflexion estivale pendant la période de croissance algale et que cela illustrerait une carence en azote, limitant la croissance des ulves (Menesguen 2003) ; mais une telle inflexion existe également sur la teneur en P des ulves. Face aux courbes de variation de la teneur en azote des ulves, il n’y a aucune mesure simultanée de l’azote en présence dans l’eau marine, ni des autres nutriments (P, Fe…) ; de sorte qu’interpréter la baisse relative de la teneur en azote des ulves par un « manque d’azote dans le milieu marin » ne traduit qu’une hypothèse qui n’a fait l’objet d’aucune tentative de vérification. De plus ce « manque d’azote dans le milieu marin » supposé, n’implique pas que ce soit seulement  l’azote terrigène qui soit limitant dans le milieu marin, mais tout l’azote éventuellement disponible dans le milieu, quelle que soit son origine. Au final il est impossible d’établir que ce serait l’azote terrigène qui constituerait le facteur limitant et de contrôle de la croissance et à plus forte raison l’azote terrigène seulement.

- L’estimation du bilan de masse montre que les flux d’azote prélevés par les macroalgues (Ulva) sont infimes (de l’ordre de la dizaine de tonnes par an), comparés aux flux en présence dans les baies concernées (plusieurs milliers de tonnes) (Buson 2005). Ainsi le rapport « offre du milieu/besoin des ulves » est souvent largement supérieur à 100 ; ceci explique d’ailleurs pourquoi le phénomène est observé, bien que les flux d’azote terrigène restent à des niveaux bas, dès lors que les conditions géomorphologiques et hydrodynamiques sont propices, comme dans le cas de la baie de Saint Michel en Grève ou de Saint Brieuc ;

- Aucune étude n’a jamais pu établir de lien entre l’intensité des activités agricoles, la lixiviation des nitrates lors du drainage hivernal ou printanier, et la fréquence ou l’intensité des marées vertes. En Bretagne, les pratiques agricoles des bassins versants en amont des sites les plus propices, sont d’ailleurs relativement extensives ;

- Très tôt le lien avec l’azote terrigène avait été envisagé, mais celui-ci s’est avéré infructueux (Figures 1 et 2).

L’examen de ces deux cartes montre en effet qu’il n’y a pas de corrélation directe entre les flux de nitrates déversés et les sites de prolifération des algues ainsi les baies recevant le plus d’azote, comme la baie de Vilaine, ne sont pas ou peu touchées. Le phénomène est observé dans des baies recevant de faibles quantités d’azote, comme dans  la baie de Saint-Michel en Grève. Cela avait d’ailleurs été reconnu dans les publications :

a) « La carte de Bretagne des flux d’azote nitrique se déversant sur le littoral montre qu’il n’existe aucune superposition entre les zones de flux élevés en nitrates et les sites de marées vertes. De la même manière, il n’y a pas de corrélation avec la carte des concentrations en nitrates » (Piriou, 1990).

b) « La superposition de la carte des flux d’azote nitrique débouchant en mer et de la carte des sites à prolifération d’ulva sp. démontre un manque de corrélation directe entre ces deux phénomènes » (Piriou, Menesguen et Salomon, 1991).

c) « les niveaux de biomasse maximales sont très fluctuants d’une année sur l’autre et sont en relation directe avec le flux moyen d’azote apporté par les rivières en juin, mois où les besoins (et donc la limitation) doivent être les plus ressentis au niveau des algues » (Piriou, 1990).

d) « Les fluctuations de biomasses d’ulves sont relativement bien corrélées aux fluctuations interannuelles des flux azotés moyens déversés en mer au mois de juin…Ce sont donc les apports azotés directs du printemps (et uniquement de cette saison) qui vont conditionner  l’ampleur de la biomasse d’algues vertes produite dans une zone géographiquement favorable. Les apports d’ammoniaque à partir de stations d’épuration domestique (ex. : St Brieuc) ne sont pas à négliger dans le bilan azoté global » (Piriou, 1991).

e) « les niveaux de biomasse maximales sont très fluctuants d’une année sur l’autre et sont en relation directe avec le flux moyen d’azote apporté par les rivières en juin, mois où les besoins (et donc la limitation) doivent être les plus ressentis au niveau des algues » (Piriou, 1990).

- Ce rôle central attribué aux apports printaniers d’azote terrigène par les cours d’eau, constitue seulement une hypothèse. Il est d’ailleurs difficile de comprendre l’origine de cette hypothèse qui n’a, de plus, jamais fait l’objet de la moindre validation, alors même qu’elle constitue l’ossature de la modélisation qui a été développée. Si cette modélisation a permis de donner des « objectifs chiffrés » en termes de taux de nitrates dans les cours d’eau, ceux-ci demeurent inaccessibles.

La Société de Calcul Mathématique (SCM 2012) a expertisé les travaux scientifiques traitant de ce lien supposé entre l’azote et la prolifération des macro-algues en Bretagne, et en particulier la modélisation développée à ce sujet. Ses conclusions sont les suivantes : « Les articles "scientifiques" qui prétendent démontrer un lien de causalité entre la présence d'ulves et les productions agricoles reposent tous, sans aucune exception, sur des modèles mathématiques non validés et fabriqués pour la circonstance. Le niveau scientifique de ces modèles est consternant et ne serait accepté par aucune autre discipline. Or l'environnement n'est pas une discipline moins importante que les autres et il n'y a aucune raison d'y accepter des arguments qui seraient rejetés ailleurs.… »

- En outre, il convient de préciser que cette hypothèse est infirmée par les études effectuées sur le terrain par l’IFREMER ou le CEVA (tableau 1 d’après Merceron 1998 et Merceron 1999, et tableau 2 d’après Merceron, Coïc et Talec 1999) ;

- Ces mesures montrent clairement que les biomasses d’ulves ne sont nullement corrélées aux flux d’azote terrigène du printemps. De plus ces données précises démontrent que même de fortes réductions des apports azotés par les cours d’eau ne se traduisent pas par des réductions des échouages ; ainsi en ce qui concerne la baie de st Brieuc, une réduction de plus de 50 % se traduit par une augmentation des échouages de 36% ; de même en ce qui concerne la baie de Douarnenez, les forts écarts entre  flux de nitrate le plus fort  (1995) et le plus bas (1997), soit 6 fois moins de nitrate, ont abouti à des flux échoués équivalents. Ces faits mesurés augurent mal de l’efficacité des réductions programmées des teneurs en nitrate des fleuves côtiers.

En 2011, les proliférations anticipées d’ulves, constatées bien avant l’arrivée des faibles flux printaniers d’azote viennent confirmer que l’azote terrigène ne saurait, en aucune manière, constituer le facteur limitant du phénomène, ni a fortiori le facteur de maîtrise.

Guy Barroin avait d’ailleurs bien explicité ces notions de facteur de maitrise et de facteur limitant dans ses synthèses bibliographiques, pour les hydro-systèmes dulçaquicoles et marins côtiers (Barroin 2000 et 2004).

Il convient également de souligner que ce phénomène de prolifération de macroalgues, a été observé depuis plusieurs décennies et en de multiples endroits dans le monde (Sauvageot 1920, Howarth et Pearl 2008, Conley et al., 2009, Nai-hao Ye et al., 2011), sans qu’aucun lien ne puisse être établi avec les activités agricoles des bassins versants en amont, et en particulier indépendamment des flux d’azote terrigène.

Bien évidemment, ce constat de l’inefficacité des actions sur l’azote pour résorber les proliférations d’ulves, ne dispense pas de pratiquer une fertilisation correctement ajustée aux besoins agronomiques des sols et des cultures, et ce, sur tous les paramètres.

Face à cette prolifération algale, phénomène à proprement parler « écologique », auquel il est souhaitable de trouver une solution, les efforts doivent porter sur d’autres actions que la réduction de l’azote terrigène, dont l’inefficacité est fort probable, compte tenu de ce qui précède.

Il est utile de rappeler d’ailleurs qu’aucune corrélation ne saurait être établie entre le développement du phénomène et l’évolution des teneurs en azote des cours d’eau bretons, dont l’historique statistiquement fiable ne date que de moins d’une vingtaine d’années. Notons en outre que depuis plus de dix ans les teneurs moyennes en azote dans les cours d’eau bretons présentent une nette tendance à la baisse - si tant est que nous puissions accorder une valeur à une telle « teneur moyenne » - sans que soit observée de réduction notable des quantités d’ulves échouées.

L’étude bibliographique récente, commanditée par les ministères français de l’agriculture et de l’écologie (Andral et al. 2012), ne répond pas aux objections majeures à la théorie en cours, que nous soulevons dans le présent article.

Il conviendra également de s’interroger sur la pertinence de la définition même de l’ « eutrophisation » qui privilégie implicitement les causes « trophiques » en relativisant toutes les autres circonstances envisageables et peut induire des biais dans la compréhension et les interprétations du phénomène.

Conclusion

Nous constatons que depuis plusieurs années, l’hypothèse centrale du rôle de l’azote terrigène du mois de juin  pour déterminer les biomasses d’ulves a été émise, sans que les travaux de recherche ne l’aient vérifiée. Jamais une modélisation ne pourra d’ailleurs vérifier la moindre hypothèse.

Sa répétition et les « certitudes confortables » acquises qui en résultent dans l’opinion et dans la plupart des milieux, y compris dans les milieux scientifiques, où ils sont susceptibles de devenir des paradigmes, voire des dogmes, pourront faire l’objet d’analyses dans les laboratoires de sociologie ou de science politique.

De sérieux doutes subsistent quant à la justesse de cette hypothèse du rôle de l’azote apporté par les fleuves côtiers et dans la pertinence de la prendre pour acquise afin de fixer des objectifs opérationnels réalistes. Si cette hypothèse s’avère erronée, comme les arguments qui précèdent tendent à le mettre en évidence, les sommes investies et les efforts produits resteront sans effet ; la lourde suspicion et les réorientations imposées aux activités agricoles pourraient donner lieu à de fortes demandes de réparations.

Il nous paraît souhaitable de réorienter les efforts de recherche dans de nouvelles directions.

Nous préconisons d’approfondir notamment les domaines suivants :

- Connaissance de l’écologie des baies concernées et de ses variations : inventaire écologique détaillé des sites concernés et de sites témoins ; faune, flore, chaîne écologique et trophique, rôle et variation de la faune des brouteurs et de la microbiologie marine, écologie des laisses de mer, impact des ramassages pratiqués sur l’écologie de la faune, évolution des pratiques historiques (utilisation du varech…), pêche et aquaculture, variations et perturbations écologiques (Southward, 1979, Sfriso, 2010) ;

- Etude des cycles biogéochimiques du phosphore et de l’azote, dans le détail de chacune des baies concernées, incluant des données sur les teneurs en N et P dans le milieu aquatique marin et leurs variations spatio-temporelles ;

- Comparaison avec les sites propices observés dans le reste du monde ; de ce point de vue, la comparaison avec la situation de la Galice, dont les conditions écologiques sont comparables à celles observées en Bretagne, pourrait s’avérer fructueuse (Coppenet 1969) ;

- Moyens d’actions envisageables pour réduire les charges internes de phosphore et maîtriser la croissance algale (cf. Monbet et al, 2010) ;

- Rôle des facteurs physiques : turbidité de l’eau (cf. Sfriso et Marcomini, 1996), potentiel Redox, température…

Valorisation des biomasses d’ulves produites : aquaculture, réutilisations diverses telles que l’alimentation humaine ou animale, la cosmétologie, la valorisation énergétique.

Fondamentalement, l’acquisition de données fiables sur les caractéristiques des milieux et leurs répercussions sur l‘écologie du développement des ulves et sur leur réduction, doit être privilégiée. L’interprétation de ces données devra permettre de dégager les orientations les plus efficaces.

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Mise à jour le Mercredi, 10 Juin 2020 12:20