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Interview  de Christian Buson sur les nitrates et l’environnement - Michel Le Normand - 19 septembre 2005

Michel Le Normand : La bataille des nitrates semble faire rage : la réduction des teneurs en nitrate des eaux destinées à la consommation humaine constitue un objectif fondamental et elle est constamment reprise dans les avis d’experts, les directives, dans les programmes d’action et dans les SDAGE et les SAGE. Or vous semblez contester cette orientation ; sur quels arguments pouvez-vous soutenir une position autant sujette à controverse ?

Christian Buson[1] : en effet, soutenir comme nous le faisons que les nitrates sont hors de cause peut surprendre et cet étonnement peut entraîner le « réflexe d’incrédulité ». Nous ne cherchons pas à choquer, ni à combattre : la guerre des nitrates n’aura pas lieu ; en tout cas nous ne l’alimenterons pas. Il s’agit seulement d’une question scientifique et de la pertinence de notre politique environnementale.

 

En réalité, tout a commencé par le soupçon porté à l’encontre des nitrates concernant l’aspect sanitaire et par l’établissement d’une norme sur l’eau potable. Ce n’est qu’ensuite que les arguments sur l’environnement se sont greffés. Nous aborderons cela dans un deuxième temps. La question « sanitaire » est en effet essentielle, puisque c’est le point de départ de la « suspicion anti-nitrates », avant sa généralisation.

 

MLN : Justement, quelles sont les raisons de la norme sanitaire des 50 mg/l de nitrates ?

 

CB : au départ, il y en avait deux :

- le risque de méthémoglobinémie, c'est-à-dire une transformation assez stable de l’hémoglobine en méthémoglobine, ce qui rend la respiration du nourrisson délicate, voire insuffisante. En réalité cette maladie a quasiment disparu des pays occidentaux, et le nourrisson dès 4 à 6 mois recouvre une capacité à restituer rapidement à l’hémoglobine toute sa capacité de normal transfert d’oxygène aux cellules. Il conserve cette capacité ensuite toute sa vie durant. Ceci est particulièrement vrai pour les femmes enceintes qui protègent ainsi leur fœtus, des effets des nitrites.

- le risque cancérigène : celui-ci est désormais considéré comme inexistant et n’a jamais pu être établi après plus de trente ans de recherche, de sorte que toutes les instances médicales mondiales l’ont définitivement écarté.

 

D’ailleurs il suffit de se rappeler que tous les nutritionnistes préconisent des régimes à base de légumes et que ceux-ci confèrent aux populations de moindre taux de cancers, et une meilleure santé cardio-vasculaire. Or, les légumes contiennent naturellement, et quel que soit le mode de culture, beaucoup de nitrates. Il n’est pas concevable, ni sérieux, de distinguer « les bons nitrates », ceux qui viendraient des légumes des « mauvais nitrates », ceux qui viendraient de l’eau et de l’alimentation ! Tous les nitrates, NO3-- se « valent ». La chimie ne distingue pas et « ne fait pas de sentiment ».

Il faut savoir que 80 % des nitrates ingérés par l’homme le sont par les légumes de l’alimentation.

Alors, que penser des végétariens  qui consomment trois fois plus de nitrates? Le Pr. Lestradet ancien Président de l’Association Française de Nutrition et de Diététique ironisait sur la surconsommation de nitrates par les végétariens, au grand bénéfice pour leur santé, dans sa préface du livre des Dr L’hirondel (1996) sur l’innocuité des nitrates ; c’est ce livre, édité par notre association en 1996, qui a révélé au grand jour, ce que les spécialistes de la question commençaient à entrevoir.

 

MLN : Mais les nitrates sont également utilisés comme conservateurs ?

CB : en effet et cela ne date pas d’hier ! Depuis la nuit des temps, les sociétés humaines ont conservé leurs viandes et leurs poissons (voire leurs fromages) avec des sels de nitrate et de nitrite : nitrates de sodium et de potassium (le salpêtre récolté au bas des murs), nitrites de sodium et de potassium. Aujourd’hui encore ces additifs alimentaires sont couramment utilisés et autorisés, notamment dans la fabrication des charcuteries.

 

Les dérivés nitrés sont aussi utilisés dans de nombreux médicaments (trinitrine) et dans des pâtes dentifrices.

 

En résumé, les nitrates sont présents dans notre alimentation et ce, depuis quasiment toujours : par les légumes essentiellement et par le reste de l’alimentation et par l’eau de boisson. Cela ne pose aucune difficulté diététique, ni sanitaire.

 

En outre admettre le contraire constituerait une grave faute alimentaire : la consommation de légumes doit être absolument recommandée.

 

MLN : Comment expliquer alors le maintien de la norme sanitaire de 50 mg/l de nitrate ?

CB : il n’y a plus de justification médicale ou toxicologique aujourd’hui : on présumait autrefois que les nitrates ingérés par le nourrisson pouvaient se transformer en nitrites dans l’organisme et entraîner ensuite des désordres sur l’hémoglobine. En fait il n’en est rien : les nitrates ingérés par le nourrisson ne se transforment pas en nitrites, de sorte qu’il n’y a aucun accident avec la consommation de légumes (riches en nitrates) par les nourrissons.

 

MLN : Les petits pots pour bébés sont naturellement riches en nitrates. N’y a t’il  pas un risque pour les nourrissons ?:

 

CB : Chaque année, des millions de petits pots pour bébés sont vendus dans le monde entier, sans aucun préjudice pour la santé des nourrissons. Les pédiatres savent depuis près de 30 ans que seules les préparations alimentaires qui ont subi une pullulation microbienne par défaut d’hygiène et séjour prolongé à température propice, qui sont en cause dans la méthémoglobinémie du nourrisson. Ce sont les nitrites préformés avant l’ingestion par le nourrisson qui sont responsables de tous les désordres, jamais les nitrates de l’eau ni des préparations alimentaires. Une hygiène stricte suffit à éliminer tout risque de « bébé bleu », d’ailleurs cette maladie a disparu de tous les pays occidentaux.

 

MLN : Mais alors, il n’y a vraiment plus de raison sanitaire de maintenir une norme sur les nitrates ?

CB : il semble que tous les spécialistes compétents et à jour de leur documentation concordent pour l’affirmer : outre l’excellente synthèse réalisée par les Dr L’hirondel, dont nous avons assuré l’édition en 1996, et en 2004, de nombreux auteurs concordent aujourd’hui sur l’absence de risque sanitaire des nitrates. Je citerai parmi eux le Pr. Apfelbaum (1999) qui déclare dans un livre qui a connu un assez large succès auprès du grand public : « Au total, les données historiques, l’expérimentation animale, l’expérimentation aiguë humaine, et l’épidémiologie permettent de conclure que la consommation de nitrates est inoffensive chez l’homme sans limite de dose. »  On ne saurait être plus clair !

 

MLN : Mais que deviennent les nitrates dans l’organisme, il y a sûrement des situations où ils peuvent  poser problème ?

CB : les nitrates en excès sont éliminés passivement par le rein. Par contre et ceci constitue un fait nouveau, inconnu lors des premières réunions d’experts sur ce sujet pour fixer la norme, toutes les cellules de l’organisme secrètent des nitrates, de sorte que le taux de nitrate du plasma sanguin est constamment positif ; il est d’ailleurs régulé pour cela.

 

Mais il y a surtout de nouvelles données scientifiques qui viennent bouleverser la question de la pseudo nocivité des nitrates :

 

MLN : De quoi voulez-vous parler ?

CB : les spécialistes s’accordent à conclure au rôle essentiel et inconnu jusqu’ici des nitrates dans la défense sanitaire naturelle des cellules.

 

MLN : Comment ? Les nitrates seraient bénéfiques pour la santé ?

CB : Oui, en effet, on découvre maintenant qu’en plus de l’absence du moindre effet négatif, les nitrates jouent un rôle essentiel et positif dans notre défense contre de multiples agressions.

 

Les nitrates sont au cœur d’un système de défense naturel : les nitrates sont activement puisés dans le plasma par les glandes salivaires puis en partie transformés par la flore buccale en nitrites. Ces nitrites réagissent après déglutition avec le suc gastrique pour produire de puissants agents bactéricides dans l’estomac, et en particulier de l’oxyde nitrique (NO) dont la découverte a donné lieu à l’attribution d’un prix Nobel de Médecine en 1998. Ce NO réagit rapidement, ce qui contribue à reformer ensuite des nitrates endogènes.

Ce mécanisme découvert par l’équipe du Pr. Nigel Benjamin au Royaume Uni, permet d’éliminer l’essentiel des « visiteurs indésirables de nos estomacs » que notre alimentation ne manque pas de nous faire ingérer ; ce mécanisme naturel réduit ainsi les risques de diarrhées aiguës infectieuses.

 

Les spécialistes découvrent l’universalité du mécanisme nitrate, nitrite, monoxyde d’azote, nitrates dans les défenses cellulaires contre diverses agressions.

 

Ce mécanisme élucide au passage une énigme jusqu’ici restée sans réponse : comment se fait-il que les animaux qui se lèchent leur plaie ne s’infectent pas et que la cicatrisation soit souvent assez rapide : il semble bien que les mécanismes nitrates-nitrites soient aussi en jeu et favorisent la guérison.

 

Les auteurs concluent à l’urgente nécessité d’ « inverser les préconisations réglementaires pour s’assurer que nous consommons tous suffisamment de nitrates ».

Mais c’est un vrai bouleversement des idées en cours ! Comment expliquez-vous que nous en soyons arrivés à ce constat ?

CB : Les travaux scientifiques ont avancé pas à pas, mais au final, les connaissances ont fortement évolué depuis l’époque où les premières recommandations ont été émises : la synthèse endogène de nitrates, les mécanismes de défense cellulaire, les mécanismes d’induction des cancers étaient très mal connus par rapport à nos connaissances actuelles. Il s’agit là de conceptions nouvelles totalement étrangères lors de l’établissement des normes anciennes, toujours en vigueur actuellement. Il est devenu nécessaire de tenir compte de ces avancées nouvelles qui permettent d’envisager la protection sanitaire sous un jour complètement nouveau.

MLN : Mais existe t’il un consensus au sein de la Communauté scientifique ?

Tous les médecins s’accordent aujourd’hui sur cette question des nitrates : la norme paraît inutilement sévère.

Nous avons organisé un colloque au Sénat, sous l’autorité de membres de l’Académie de Médecine et de l’Académie des Sciences et de spécialistes internationaux, comme les Pr. Tubiana, Cabrol, Fournier, Addiscott, Apfelbaum, Avery, Benjamin, Seitzinger, et bien d’autres… : les conclusions sont nettes : les risques sont infimes et peuvent être négligés.

Nous ne pouvons que déplorer la dérobade des Institutions européennes pourtant sollicitées pour venir débattre du bien fondé de cette norme. En fait, il est impossible de trouver aujourd’hui quiconque de scientifiquement sérieux, et à jour de sa bibliographie, pour justifier encore la norme et les fameux 50 mg de nitrates par litre.

MLN : Justement, plusieurs voies s’élèvent pour vous reprocher vos liens avec les milieux agricoles et des industries agroalimentaires. Ils suspectent des intentions cachées, des actions de lobbying.

 

CB : Nous n’avons jamais caché que certains des membres de notre association sont agriculteurs ou salariés des industries agro-alimentaires. Notre association est ouverte à tous et cherche avant tout à mieux faire connaître la réalité de l’environnement, et à constituer un pôle de réflexion non militant sur ce thème.

 

Nous ne prétendons pas détenir la vérité, mais chercher à mieux la connaître et surtout, à partir de la synthèse des connaissances disponibles, à éviter d’entretenir des illusions ou de poursuivre des objectifs erronés, irréalistes ou infondés qui épuiseraient inutilement nos énergies et nos moyens, forcément limités.

Nous apprécions de pouvoir discuter et débattre ; ceci parfois contribue à améliorer l’argumentaire ou à le corriger, quand cela est nécessaire. Au lieu de nous répondre sur le terrain du débat, nous constatons que plusieurs intervenants préfèrent imaginer un puissant lobby qui chercherait à désinformer la population, pour conquérir un nouveau droit à polluer... Ce serait simplement risible, si cela ne contribuait pas à différer sans cesse le débat utile, et à notre avis indispensable sur ce sujet central de notre politique environnementale.

 

Nous restons résolument ouverts au dialogue sur la base d’arguments techniques. C’est la raison d’être de notre association.

 

MLN : Ne faut-il pas appliquer néanmoins le fameux principe de précaution ?

CB : Ce  « principe » n’est pas une loi physique démontrée, établie. Il s’agit d’une posture de prudence face à un risque incertain et mal connu. Le rapport de Kourilsky et Viney en définit assez clairement les bases et les limites d’usage. En pratique, il ne faut pas confondre « attitude prudente et précautionneuse » et « principe de précaution ».

 

Et puis surtout : quand un produit est inoffensif, que ses effets connus et établis ne sont que bénéfiques, comment peut-on invoquer encore le « principe de précaution » ?

La seule « précaution » sage dans un tel contexte, serait « d’interdire d’interdire » …

Bien que cela se heurte à beaucoup de résistances, ce serait selon nous la seule attitude réaliste et sage, qui tienne compte des connaissances actuelles.

D’ailleurs, il faut bien remarquer qu’il y a une énorme contradiction : maintenir une norme sur l’eau potable, mais laisser la vente libre de légumes et autoriser l’usage des nitrates et des nitrites dans l’alimentation… En réalité, c’est la norme sur l’eau potable qui n’a plus aucun sens sanitaire aujourd’hui et son abandon rendrait l’ensemble des mesures beaucoup plus cohérent.

 

MLN : Nous avons bien compris le rôle bénéfique des nitrates sur la santé, mais il y a bien des effets sur l’environnement, qui justifient que l’on limite la teneur en nitrates dans les eaux ?

CB : Il semble là aussi que la transposition des risques sanitaires aux risques environnementaux ait été bien hâtive :

La présence d’azote dans les tissus ne veut pas dire que  cet azote soit à l’origine des proliférations algales jugées indésirables : depuis, une trentaine d’années également, les limnologues ont démontré le rôle fondamental du phosphore du milieu aquatique dans les proliférations excessives de phytoplancton. Or ce phytoplancton présente la particularité d’utiliser l’azote de l’air, de sorte que l’azote ne sera jamais limitant. Il s’agit en quelque sorte d’une propriété commune avec les légumineuses, bien qu’il s’agisse ici de « cyanobactéries », omniprésentes dans tous les milieux aquatiques.

L’azote est indispensable à la vie, comme de nombreux autres éléments d’ailleurs, mais dans les milieux aquatiques certains microorganismes se le procurent avec l’azote de l’air.

 

En outre, l’azote se dénitrifie, c'est-à-dire que les nitrates se transforment en N2 gazeux ; ce N2 rejoint alors l’atmosphère qui constitue la principale source d’azote sur notre planète.

La dénitrification est rapide, efficace, puissante ; elle a lieu dans les sols, dans les sous-sols, dans les nappes profondes, dans les rivières, dans les lacs, dans les estuaires, dans le milieu marin. Elle a longtemps été sous estimée, parce que mal connue…

 

MLN : Mais connaît-on un risque lié aux excès de nitrates dans le milieu ?

CB : sous climat tempéré, je n’en connais pas.

Une telle affirmation peut étonner, compte tenu des méfaits attribués aux nitrates, et répétés depuis trois décennies un peu partout.

 

Il ne s’agissait, en fait, que de suppositions finalement infondées ; il ne faut pas nier la force de la répétition, y compris dans les milieux scientifiques ; il n‘y a pas d’accumulation de nitrates dans les milieux ; ceux-ci sont éliminés des milieux aquatiques assez rapidement par dénitrification.

 

Mieux, les apports de nitrates sont recommandés pour restaurer les plans d’eau pollués par les phosphates : il s’agit de la méthode Riplox décrite dans les ouvrages de limnologie (Les études des Agences de l’Eau n° 62, 1999).

 

Trop peu d’intervenants en environnement n’ont intégré les travaux des limnologues (spécialistes des milieux lacustres). Or ceux-ci sont essentiels : ils expliquent comment une prolifération algale peut prospérer et comment il est possible de la maîtriser. C’est toujours en agissant sur le phosphore et nullement en faisant porter les efforts sur l’azote, qui provient de l’air.

C’est également dans les lacs et les estuaires, milieux stagnants et ralentis, que la biologie peut s’exprimer plus complètement.

 

MLN : L’essentiel des programmes d’actions ne porte t’il pas sur la réduction des apports d’azote ? La mobilisation « militante et citoyenne » porte également sur ce thème qui devient dans certaines régions un emblème du « combat à mener » et ceci met en accusation l’agriculture.

 

CB : en effet. Ce sont les limnologues qui auraient dû dire ce qui était scientifiquement souhaitable comme valeurs limites de rejets aux milieux aquatiques, or force est de constater que leurs travaux commencent à peine à être pris en compte, mais de façon insuffisante.

 

Il est bien clair qu’il n’y a aucun intérêt en agriculture à « gaspiller » l’azote et à le rejeter au milieu aquatique. Mais il s’agit là de recommandations anciennes et d’agronomie de base.

Ce sont pour des raisons agronomiques et économiques que l’agriculteur doit valoriser au mieux l’azote de ses apports ; absolument pas pour des motifs environnementaux, quelle que soit sa conviction personnelle acquise à force de répétition.

 

MLN : Il y a un début de prise en compte du phosphore dans les normes de rejet ? Votre combat commence à porter ses fruits ? N’êtes vous pas satisfait ?

D’abord nous nous refusons à parler en termes « guerriers » : toutes ces « mobilisations », « plans de reconquête »,  « stratégies pour l’eau », ces « combats » etc., ont fini de nous impressionner. Ce n’est pas avec de l’émotion mais avec de solides arguments que nous pourrons améliorer efficacement la situation de l’eau en Europe et dans le reste du Monde. « La guerre des nitrates n’aura pas lieu », en tout cas nous ferons en sorte d’éviter toute polémique.

 

Et puis surtout il y a un gros problème de rémanence avec le phosphore : c’est très bien de réduire les rejets directs de phosphore au milieu aquatique (enfin !) ; mais quel sort réserve t’on à tout le phosphore accumulé dans les milieux aquatiques après 25 années de politique d’assainissement, qui a ignoré ce sujet fondamental ?

 

Faute de solution pour récupérer ce phosphore accumulé dans les hydrosystèmes, ses méfaits se feront sentir durablement et toutes les causes imaginaires pourront être invoquées pour expliquer ce qui n’est du qu’à cette persistance du phosphore et de ses effets sur la biologie des milieux aquatiques.

 

MLN : Il existe des chercheurs qui travaillent sur les proliférations d’ulves en Bretagne qui insistent sur le rôle essentiel joué par l’azote dans ces « marées vertes ». Avez-vous des éléments de réponse sur ce sujet préoccupant ?

 

CB : L’équipe de l’Ifremer qui a travaillé sur les trop fameuses marées vertes a surtout mis en évidence le rôle essentiel des particularités des sites favorables à ce phénomène : un fond sableux, une faible pente de l’estran, une circulation des masses d’eau ralentie favorisant l’effet de lagunage.

 

Il est essentiel de noter, comme le font tous les travaux de l’Ifremer l’absence de corrélation entre les apports totaux d’azote et le phénomène : les sites les plus touchés ne correspondent pas à ceux qui reçoivent des quantités d’azote importantes : de faibles apports d’azote, proche du « bruit de fond naturel » semblent suffisants pour la prolifération des ulves.

De même, les suivis effectués ces dernières années par l’Ifremer et l’Agence de l’Eau Loire-Bretagne semblent indiquer l’absence de corrélation entre les biomasses d’ulves et les apports d’azote printaniers, ce qui entraîne l’abandon de l’hypothèse de ces apports du bassin versant comme « responsables » des proliférations d’ulves. En outre, ceci confirme l’inefficacité de la réduction des rejets azotés pour la réduction et à plus forte raison la maîtrise de ces « marées vertes ».

 

MLN : Pourtant en Bretagne tout le monde s’accorde à dire qu’il y a trop d’élevages intensifs et que les déjections produites saturent les sols et contribuent à la pollution des rivières. Le milieu marin est probablement touché aussi ?

 

CB Attention aux clichés qui s’enchaîneraient dans une suite apparemment logique ; en fait chacun des éléments est erroné :

* les élevages représentent tout au plus des apports moyens de l’ordre de 140 unités d’azote par hectare et par an, alors que les besoins des sols cultivés se situent à 240 unités à l’hectare. Nous sommes très loin de la « saturation générale » qui fait régulièrement la une des medias. Il faudrait parler de « déficits structurels ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, les agriculteurs achètent en moyenne une centaine d’unités d’azote sous forme d’engrais minéral.

 

* en outre, quand nous comparons la situation des cours d’eau bretons avec ceux des autres régions françaises et d’Europe, celle-ci ressort régulièrement beaucoup plus avantageuse que dans nombre de régions généralement passées sous silence. Ceci est vrai pour les caractéristiques physico-chimiques, pour les indices biologiques, pour la remontée des saumons, le peuplement piscicole…

Il y a en Bretagne, comme dans de nombreuses régions, des efforts à poursuivre, mais la situation des cours d’eau est loin d’illustrer « l’Horreur écologique » qui nous est trop souvent dépeinte sans aucun lien avec les réalités du terrain.

 

MLN : Les nitrates ne peuvent-ils servir de « traceurs ou d’indicateurs » d’autres perturbations de l’environnement ?

CB : d’abord, il convient de souligner que cette idée ressemble fort à du « rattrapage » pour tenter de re-justifier a posteriori une norme qui n’a plus de raison de perdurer.

En outre, cette idée, pour séduisante qu’elle soit, ne saurait aboutir : la dynamique de l’azote suit un cycle complexe et particulier ; aucun lien avec aucun autre composé ou organisme indésirable pour l’environnement ne peut être tenté. L’idée du nitrate traceur n’a jamais pu réellement être mise en œuvre et doit donc être abandonnée.

 

MLN : Alors d’après vous que devrait-on faire ?

CB : Dans certains cas, il faut se résoudre à changer de politique. L’histoire est remplie de ces bouleversements. Souhaitons toutefois que celui-ci ait lieu au plus vite et sans heurts. Ici, aucun « aménagement » n’est possible, car la politique environnementale s’appuie sur une succession d’erreurs qui la rendent totalement inopérante :

- quels que soient les efforts entrepris, les teneurs en nitrates resteront élevées, notamment au contact des sols agricoles et en début de drainage : en effet la solution du sol présente une teneur élevée en nitrates ; plusieurs centaines de mg de NO3 par litre ; il est donc normal que la teneur en soit proche en début de percolation. C’est un peu comme les premières gouttes qui traversent le filtre du café…Quoi qu’on fasse, il y aura toujours des teneurs élevés en nitrates dans les eaux, au moins sous forme de pics de concentration, surtout à proximité des sols. Cela n’autorise par pour autant à fertiliser à l’excès et à gaspiller, bien évidemment.

- la traque des nitrates est inaccessible, infondée, écologiquement inutile et dangereuse ; en effet en se focalisant sur un faux problème, elle égare les moyens de la collectivité, comme des agriculteurs. Au final elle va coûter très cher sans qu’aucune amélioration n’en ressorte. En outre il faudra s’interroger sur la baisse des teneurs en azote organique des sols, sur la baisse des rendements et sur la baisse des teneurs en protéine des récoltes.

- le traitement du phosphore, y compris la recherche du phosphore déjà présent dans les milieux aquatiques doit être compris comme une priorité écologique absolue.

 

MLN : Pensez-vous que ce soient ces orientations qui prévalent pour l’élaboration des SAGE ?

CB : Le déficit des connaissances scientifiques en écologie des milieux aquatiques est patent : trop longtemps nous avons confondu « connaissance et sensibilisation ». Cela devient très insuffisant pour aborder des notions scientifiques complexes nécessitant une synthèse objective.

La responsabilité accordée a priori à l’agriculture moderne dans la dégradation de l’environnement est caricaturale ; rien n’est jamais démontré, mais finalement tout est « socialement » accepté, sans aucune preuve. Quand il est démontré qu’un sujet est profondément erroné, comme c’est le cas avec les nitrates, tout le monde s’attend à voir surgir une nouvelle frayeur, un nouvel objectif crucial et essentiel à poursuivre, comme si la tension vis-à-vis de l’agriculture ne pouvait pas être apaisée.

Ainsi, y compris, chez les « spécialistes » de l’environnement, tout se passe comme si la très grande majorité des intervenants acceptait l’idée que « pour améliorer l’environnement, c’est d’abord en changeant l’agriculture, c'est-à-dire en la contraignant que le salut passerait ».

Les avis qui se succèdent, que ce soit de la Cour des Comptes, des jugements des tribunaux administratifs ou de la CJCE ou les remontrances faites par la Commission européenne à la France, relèvent de cette incompréhension fondamentale. Ces « avis » sont produits sans la moindre statistique ou le moindre recueil de données, étayant cette situation environnementale posée comme désastreuse, et que le plus grand nombre prend pour acquise…

 

La lecture des projets de SAGE actuels montre que les priorités n’ont pas été comprises et que les hiérarchies n’ont pas été correctement établies. Ces « plans » sont d’une conception déjà dépassée : ils ont près de vingt ans de retard sur les connaissances certaines et robustes sur l’écologie des milieux aquatiques.

Que ces plans soient votés majoritairement dans de grands élans volontaristes, et largement commentés par des actions de communication dans la presse, ne leur donne pas plus de qualité, ni de pertinence. Les questions scientifiques ne se règlent pas au moyen de référendum.

Il convient de rester lucides face à la sensibilisation environnementaliste que nous subissons : celle-ci ne doit pas égarer les sujets normalement doués de réflexion, de jugement, d’humilité et de prudence : l’environnement se raisonne, également.

 

Pour en savoir plus :

 

Barroin G. 1999, Limnologie appliquée au traitement des lacs et des plans d’eau. Les Etudes des Agences de l’Eau n°62, 215 pages.

 

Jean et Jean-Louis l’Hirondel, 1996 : Les nitrates et l’homme, le mythe de leur toxicité. Préface du Pr Lestradet. Editions de l’Institut de l’Environnement, 142 pages.

 

Jean et Jean-Louis L’hirondel, 2004 : les nitrates et l’homme : toxiques, inoffensifs ou bénéfiques ? Nouvelles préfaces des Pr. Christian Cabrol et Maurice Tubiana. Les éditions de l’Institut de l’Environnement, 255 pages.

 

Marian Apfelbaum, 1999, Risques et peurs alimentaires. Odile Jacob, 284 pages.

 

Christian Buson et Patrick Toubon 2003 Gestion des risques santé et environnement Le cas des nitrates. Editions de l’Institut de l’Environnement, 282 pages.

 


[1] Christian Buson est Dr. Ingénieur en Agronomie, Président de l’Institut Scientifique et Technique de l’Environnement (ISTE, association fondée en 1991)