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Les polluants de notre environnement sont-ils une cause majeure de cancer ?

La Recherche N° 324 octobre 1999 Article Ames et Gold

NEUF IDÉES REÇUES PASSÉES AU CRIBLE DE LA SCIENCE

BRUCE N.  AMES  ET LOIS SWIRSKY GOLD

Lourdes et coûteuses, les réglementations destinées à prévenir les risques  de cancer ont une cible principale : les molécules de synthèse présentes à l'état de traces  dans notre alimentation, dans l'air que nous respirons ou dans l'eau que nous buvons. Or, du point de vue des tests animaux qui sont au cœur de ces réglementations, de nombreuses molécules naturelles sont tout aussi cancérogènes.

Les politiques de santé publique régissant les relations entre pollution de l'environnement et pathologies humaines, notamment le risque de cancer, sont fondées sur un ensemble de conceptions qui, une fois passées au crible de l'analyse scientifique s'avèrent être des idées reçues.

Nous en avons dénombré neuf

1.Les taux de cancers sont en plein essor.

Un simple calcul permet de battre en brèche cette assertion. Il suffit en effet d'exclure des statistiques, établies sur les données américaines, les cancers du poumon, dont 90 % sont dus au tabagisme (responsable de 35% des décès par cancer aux Etats-Unis). Hors les cancers du poumon donc, le taux global de mortalité par cancer a décru de 18% depuis 1950(1). Cette régression concerne principalement les cancers de l'estomac, de l'utérus et de son col, et le cancer colorectal. Sont en revanche en progression les mélanomes (probablement dus à l'exposition prolongée au soleil) et les lymphomes autres que celui de Hodgkin*. Si l'on inclut maintenant le cancer du poumon, le taux de mortalité global est effectivement en augmentation, mais il a récemment commencé à décliner chez les hommes en raison de la diminution du tabagisme. Chez les femmes, les taux de mortalité par cancer du sein ont aussi commencé à régresser, grâce au dépistage précoce et à l'amélioration des traitements. Si l'on observe un nombre croissant de certains cancers chez les personnes âgées, on sait l'expliquer par des facteurs connus, telle que l'amélioration de moyens de dépistage(2).

D'une façon générale, il est en réalité difficile d'interpréter l'évolution de l'incidence des cancers sur de très longues périodes, eu égard aux nombreux changements ayant affecté les méthodes de diagnostic, les pratiques de dépistage ou les modes de recueil des données(2, 3). Enfin, n'oublions pas que l'espérance de vie n'a cessé de croître depuis 1950 !


2. Les produits chimiques d'origine industrielle disséminés dans l'environnement sont une cause importante de cancer chez l'être humain.

Ni l'épidémiologie ni la toxicologie n'étayent cette idée(3). Des études épidémiologiques ont en revanche identifié les facteurs susceptibles de contribuer significativement à la diminution du taux de cancers : réduction du tabagisme, amélioration du régime alimentaire (plus grande consommation de fruits et de légumes, par exemple), facteurs hormonaux et maîtrise des infections(4) . Il est vrai que, dans certaines études, on voit s'établir un lien entre cancer et faibles concentrations en polluants industriels : mais la corrélation est en général faible, les résultats souvent contradictoires, et ces analyses ne tiennent pas compte de biais potentiels aussi importants que le régime alimentaire(5). Du point de vue toxicologique l'exposition moyenne aux polluants synthétiques, qui est minime, constitue rarement un risque plausible, notamment en comparaison des produits chimiques naturels dont les effets cancérogènes sur les rongeur sont connus (voir idée reçue n° 6). De plus, même en retenant l'estimation maximale du risque, la proportion de cancer susceptibles d'être évités par des réglementations du type de celles émises par l'Agence de protection de l'environnement (EPA) américaine reste faible(6). Des facteurs importants de risque de cancer sont en revanche bien identifiés. Passons-les en revue. L'exposition professionnelle à diverses substances provoque des cancers, bien que le nombre exact ait été controversé : un ordre de grandeur de quelques pour-cent paraît raisonnable, une bonne partie étant attribuable à l'exposition à l'amiante chez les fumeurs. L'exposition professionnelle peut être beaucoup plus élevée que celle liée à l'alimentation, l'air ou l'eau. On connaît des cas d'exposition intense ayant eu lieu dans le passé, il est donc assez simple d'établir les doses à risque pour la population exposée en extrapolant les résultats des tests à hautes doses sur les rongeurs aux données de forte exposition professionnelle. Puisqu'un groupe restreint de personnes est le plus souvent concerné, il y a là une possibilité de contrôler, voire d'éliminer les risques une fois identifiés. Pourtant, les normes sur les lieux de travail demeurent parfois proches de la dose reconnue cancérogène chez les rongeurs.

Effets du vieillissement. Rappelons que le cancer résulte en partie du vieillissement : avec l'âge, le nombre de cancers augmente de façon exponentielle, chez l'homme comme chez les rongeurs(7) . Lorsque les principaux facteurs de risque externes diminuent, la proportion de cancers provoqués par le métabolisme normal augmente, et ces pathologies apparaissent donc à des âges plus avancés. Le vieillissement et les maladies dégénératives qu'il entraîne semblent dus en grande partie aux lésions par oxydation de l'ADN et d'autres macromolécules. Or, certains oxydants produits par les radiations ionisantes - superoxydes, peroxydes et radicaux hydroxyles -, reconnus comme mutagènes, sont aussi produits par le métabolisme. Les mitochondries d'animaux âgés laissent passer des oxydants : on a ainsi observé chez des vieux rats jusqu'à 66 000 lésions de l' ADN par cellule, preuve que les défenses antioxydantes (comme les vitamines C et E, et peut-être certains caroténoïdes que les fruits et les légumes procurent), même nombreuses, ont des limites(1).

Parmi les agents cancérogènes externes, le tabac vient bien sûr en tête de liste. Aux Etats-Unis, il est responsable de 31 % des cancers, d'environ un quart des maladies de cœur et de quelque 400 000 décès prématurés par an(1). Il provoque des cancers du poumon, de la vessie, de la bouche, du pharynx, du pancréas, de l'estomac, du larynx, de I'œsophage et peut-être du côlon. En France, le tabagisme était en 1990 la cause de quelque 37 % des décès par cancer chez les hommes, mais seulement de 1 % chez les femmes. Il est très probable que ce faible pourcentage augmente au cours du XXIe siècle, les jeunes femmes s'étant mises à fumer beaucoup plus ces dernières décennies. La fumée de cigarette contient un large spectre d'agents mutagènes* et de substances reconnues comme cancérogènes chez les rongeurs. Fumer provoque également un stress sévère par oxydation ainsi que l'inflammation des poumons. Les oxydants contenus dans la fumée - principalement des oxydes d'azote - déciment les antioxydants de l'organisme. Ainsi, pour avoir le même taux sanguin de vitamine C qu'un non-fumeur; un fumeur doit en absorber deux ou trois fois plus - ce qu'il fait rarement : les fumeurs et les pauvres ont souvent un taux insuffisant de vitamine C. Les hommes ayant un régime alimentaire inadapté ou les fumeurs risquent ainsi d'altérer leur ADN somatique* mais aussi celui de leur sperme. On a observé que, lorsque le taux de vitamine C dans le liquide séminal est insuffisant, les lésions de l'ADN augmentent de 250 %(8). Les fumeurs ont ainsi plus d'anomalies chromosomiques. Il est donc possible que le risque de malformations congénitales et de cancers infantiles chez les enfants de pères fumeurs soit plus élevé. C'est ce que suggère une étude épidémiologique montrant que les taux de leucémies lymphoblastiques aiguës, de lymphomes et de tumeurs au cerveau sont multipliés par un facteur trois ou quatre chez ces enfants.

Selon nos estimations, et en accord avec des études antérieures(1, 2) les déséquilibres dans les régimes alimentaires comptent environ pour un tiers dans le risque de cancer. Une faible consommation de fruits et de légumes se révèle ainsi être un facteur de risque majeur (voir idée reçue n° 3) ! Sont également sur la sellette les calories (et les graisses alimentaires) : chez les rats, en effet, une nourriture moins calorique réduit sensiblement le taux de cancer et augmente la longévité(1) .

Infections chroniques. Source d'agents oxydants mutagènes, les inflammations liées à des infections chroniques constituent un autre risque majeur de cancer. C'est en effet grâce à ces composés que les globules blancs et autres phagocytes du système immunitaire détruisent les bactéries, les parasites ou les cellules infectées par des virus. S'ils protègent l'être humain de la mort immédiate par infection, ils provoquent aussi des lésions de l'ADN ; de plus, pour compenser le nombre de cellules détruites, la division cellulaire s'accélère, multipliant les risques statistiques de mutation, et donc de cancer. Les infections de ce type causent environ 21 % des nouveaux cas de cancer dans les pays en développement, contre 9% dans les pays industrialisés(9) .

Les hormones reproductives endogènes jouent aussi un rôle important, notamment dans le développement du cancer du sein, de la prostate, des ovaires et de l'utérus, soit environ 20 % des cas de cancers répertoriés. On sait que le mode de vie - âge des grossesses, manque d'exercice, régime alimentaire inadapté et consommation d'alcool - influence les taux hormonaux et qu'ainsi il contribue au risque(10) .

Ajoutons enfin que l'abus d'alcool, l'exposition prolongée au soleil et les virus sont autant d'éléments propices au développement du cancer ; sans compter certains facteurs génétiques dont on commence seulement à dévoiler la variété.

3. La diminution des résidus de pesticides est un moyen efficace de prévenir les cancers liés à l'alimentation.

Imaginons qu'une moindre utilisation des pesticides synthétiques soit imposée brutalement : alors le prix des fruits et des légumes augmentera, et le nombre de cancer suivra probablement la même tendance ! En effet, les personnes à bas revenus, qui consomment déjà le moins de fruits et de légumes, en mangeraient encore moins. Pourtant, ces produits sont de première importance pour réduire le taux de cancer : il y a en effet un lien entre la consommation élevée de fruits et de légumes et la baisse du risque de maladies dégénératives telles que les pathologies cardio-vasculaires, la cataracte, les dysfonctionnements cérébraux et, bien sûr, le cancer(6). Dans la littérature épidémiologique, nous avons ainsi recensé plus de 200 études mettant clairement cette association en évidence. Le quart de la population qui mange le moins de fruits et de légumes développe environ deux fois plus de cancers que le quart qui en consomme le plus (voir tableau 1)(11). Quatre-vingts pour cent des enfants et 68 % des adultes américains sont en dessous de la dose quotidienne recommandée par le National Cancer Institute et le National Research Council. De fait, le battage organisé autour de centaines de facteurs de risque hypothétiques mineurs pourrait, si l'on n'y prend garde, masquer ce qui est vraiment important : la moitié de la population américaine ignore que les fruits et les légumes sont une protection majeure contre le cancer(12) !

Carences en vitamines. On présume que les antioxydants sont à l'origine de ces effets bénéfiques. Mais il reste difficile de distinguer; à l'aide d'études épidémiologiques, leur rôle de celui joué par d'autres vitamines et divers micronutriments, eux aussi présents dans les fruits et les légumes. On sait en revanche que le manque de folate, l'une des carences en vitamines les plus courantes, provoque des lésions du matériel génétique humain en dessous d'un certain seuil(13). Or, environ 10 % de la population américaine possède un taux sanguin de folate inférieur à ce seuil. Selon deux études succinctes - qui demandent confirmation - cette carence toucherait même près de la moitié des personnes âgées et des adolescents dans les milieux sociaux à faible revenus (principalement afro-américains). Le mécanisme d'altération de l'ADN qui est en jeu est connu : l'uracile, l'une des bases azotées de l'ARN, n'est plus transformée en thymine et est donc intégrée dans l'ADN (jusqu'à 4 millions d'unités par cellule). Du coup, lors de la duplication, les deux brins ne peuvent plus s'apparier et c'est la cassure. De ce point de vue, la carence en folate a les mêmes effets que les radiations ionisantes et, dans les deux cas, l'administration de cette vitamine peut constituer un remède. Ces cassures des brins d'ADN pourraient expliquer l'augmentation du risque de cancer ; en particulier celui du sein, chez les femmes consommatrices régulières d'alcool, mais aussi les déficiences cognitives liées au manque de folate.

Outre les fruits et les légumes, d'autres sources de micronutriments importants pour la prévention et la réparation des lésions de l'ADN ne doivent pas être négligées. En effet, un déficit de vitamine B12, que l'on trouve dans tous les produits animaux, en particulier dans le foie, peut provoquer une carence fonctionnelle en folate, l'accumulation d'homocystéine (facteur de risque pour les maladies de cœur et l'incorporation anormale d'uracile dans l'ADN. Les végétariens stricts sont particulièrement exposés à ce type de déficience. Le manque de niacine, une vitamine qui contribue à la réparation des brins d'ADN cassés est un autre exemple : dans certaines populations, 15% des individus n'en possèdent pas assez.

Quand toutes ces carences alimentaires se combinent et interagissent, l'altération de l'ADN et le risque de cancer augmentent. Il est ainsi légitime de penser que l'optimisation de la consommation de micronutriments pourrait avoir un effet bénéfique majeur sur la santé, et ce à faible coût(4, 5, 14). L'intensification de la recherche dans ce domaine, accompagnée de campagnes de sensibilisation pour améliorer le régime alimentaire, devrait donc faire partie des priorités absolues des politiques de santé publique.

4. Les produits chimiques synthétiques sont les principaux responsables de l'exposition humaine aux cancérogènes et autres dangers potentiels.

Contrairement à l'opinion répandue, 99,9 % des substances chimiques ingérées par l'être humain sont d'origine naturelle. Par exemple, les résidus de pesticides synthétiques dans les plantes utilisées pour l'alimentation sont en quantité insignifiante en comparaison des pesticides naturels. Dans l'alimentation humaine, 99,99 % des pesticides absorbés sont d'origine naturelle(15) ! Il s'agit de produits chimiques sécrétés par les plantes elles-mêmes pour se défendre contre les champignons, les insectes et autres prédateurs. Chaque plante produit son propre arsenal d'armes chimiques. En moyenne, un Américain ingère entre 5000 et 10 000 pesticides naturels différents et leurs dérivés. Quantitativement, il en consomme environ l,5 milligramme par jour, soit à peu près 10 000 fois sa dose quotidienne de résidus de pesticides synthétiques. Dix mille fois !

Produits de cuisson. Seule une petite fraction des pesticides naturels ont fait l'objet de tests de cancérogénicité, mais la moitié de ceux qui ont été étudiés (37 sur 71, venant aussi bien de fruits, de légumes, d'aromates que d'épices) se sont révélés cancérogènes pour les rongeurs(16, 17). La cuisson d'aliments produit des matières brûlées - environ 2 mg par personne et par jour - qui, elles aussi, contiennent de nombreuses substances classées cancérogènes pour les rongeurs. En comparaison, les résidus des 200 produits chimiques de synthèse censés être les plus importants, tels qu'ils ont été mesurés par la Food and Drug Administration ne représentent qu'environ 0,09 mg par personne et par jour, soit vingt fois moins que les produits de cuisson. Qui sait aussi que, dans une tasse de café, la quantité de composés naturels cancérogènes pour les rongeurs est à peu près égale en poids à la dose de résidus de pesticides synthétiques absorbée par un individu en un an ? Et cela, alors même qu'à peine 3 % des substances naturelles présentes dans le café ont fait l'objet de tests adéquats de cancérogénicité. Attention, cela ne signifie pas que le café ou les pesticides naturels sont dangereux ! Il s'agit plutôt d'interroger la pertinence d'une extrapolation des effets observés chez des animaux soumis à de fortes doses pour estimer les effets des faibles doses sur les hommes. De toute façon, il est exclu d'imaginer un régime alimentaire exempt de substances naturelles reconnues comme cancérogènes pour les rongeurs(16).

5. Les tests standard d'administration de fortes doses sur les animaux permettent d'évaluer correctement les risques de cancer pour l'homme.

Approximativement, la moitié des produits chimiques - synthétiques comme naturels - testés dans des essais standard sur les animaux se sont révélés cancérogènes pour les rongeurs(17). Comment expliquer une aussi grande proportion ? Durant ces tests, on administre de façon chronique aux rongeurs une dose élevée, proche de la toxicité, dite dose maximale tolérée (DMT). Or, actuellement, les faits s'accumulent en faveur de l'idée suivante : plus que la nature chimique des substances testées, ce serait en fait la dose elle-même qui accélérerait la division cellulaire, augmentant ainsi la probabilité de mutations, et donc le risque de cancer. Expliquons-nous. Des doses élevées de produits chimiques peuvent causer une lésion des tissus, la mort de cellules et entraîner la division chronique des cellules voisines(18) . En outre, les lésions provoquent une réaction immunitaire inflammatoire qui libère des oxydants mutagènes. Aux faibles doses auxquelles les êtres humains sont ordinairement exposés, ces effets ne se produisent pas. Si l'on poursuit ce raisonnement jusqu'au bout, l'exposition liée à la pollution des eaux ou aux résidus de pesticides synthétiques ne devrait accroître que très faiblement les risques de cancer, voire pas du tout.

Faibles capacités prédictives. Le fait de tester des produits suspects a priori (les tests sont coûteux, longs, et il est bien sûr prudent de se préoccuper d'abord des composés les plus inquiétants) introduit-il un biais dans nos statistiques ? En d'autres termes, faut-il douter de cette forte proportion de molécules reconnues comme cancérogènes chez les rongeurs ? Plusieurs arguments vont à l'encontre de cette hypothèse. Lorsqu'on teste des molécules destinées à devenir des médicaments, par exemple, on évite de faire appel à des molécules mutagènes ou suspectes d'être cancérogènes : or, les tests révèlent quand même une proportion élevée de composés positifs. Un autre argument est tout simplement lié à nos capacités prédictives sur la cancérogénicité d'une molécule donnée : en dépit de décennies d'efforts, elles demeurent encore fort incertaines. En atteste l'exercice prédictif auquel se sont livrés plusieurs experts en 1990 dans le cadre des essais biologiques du Programme toxicologique national biennal américain : il a abouti à de nombreux désaccords et s'est révélé peu probant. Enfin, si le principal critère de sélection des substances à tester est la suspicion plutôt que l'exposition humaine, les mutagènes devraient être préférentiellement analysés (80 % des mutagènes sont cancérogènes pour les rongeurs, contre 49 % des non-mutagènes) : pourtant, 55 % des produits testés sont non-mutagènes(19) !

Il parait donc vraisemblable qu'une proportion élevée de toutes les substances chimiques, qu'elles soient d'origine naturelle ou synthétique, serait classée cancérogène par les tests standard sur les rongeurs. Pour les non mutagènes, la cancérogénicité serait principalement due aux effets des doses élevées ; pour les mutagènes, elle résulterait d'un effet synergique entre la division cellulaire entraînée par les hautes doses et les lésions de l'ADN(20). A défaut de données complémentaires sur le mécanisme d'action de chaque substance, l'interprétation d'un résultat positif dans un test sur les rongeurs reste extrêmement incertaine. Les effets cancérogènes peuvent n'être valables que pour la haute dose testée. Dans ce cas, la manière dont est calculée actuellement la « dose virtuellement inoffensive » qui consiste à extrapoler les résultats des essais sur les animaux selon un modèle linéaire, est clairement inadaptée.

6. Les produits chimiques de synthèse créent un risque de cancer supérieur à celui causé par les substances naturelles.

Pour établir les priorités en matière de recherche et de politique de santé, il est précieux d'avoir la vision la plus large possible de la grande diversité de substances chimiques auxquelles sont exposés les êtres humains. Or, l'hypothèse selon laquelle les composés synthétiques sont a priori plus dangereux a conduit à l'absence d'essais systématiques sur les produits naturels : trois substances sur quatre testées en administration chronique chez les rats ou chez les souris sont d'origine synthétique.

Pour comparer et ordonner toute la gamme des risques cancérogènes auxquels les êtres humains sont typiquement exposés, une stratégie raisonnable consiste à utiliser une échelle grossière, puis à concentrer ses efforts sur sa partie supérieure(16, 19). C'est un premier pas crucial pour fixer les priorités, que ce Soit en vue de tests chroniques. de l'étude des mécanismes de cancérogénétique pour la recherche épidémiologique ou pour déterminer une politique de santé.

Nos analyses se fondent sur l'échelle construite à partir l'indice Herp, un indice qui correspond au pourcentage de dose limite, reconnue comme cancérogène pour les rongeurs, reçue quotidiennement par une personne tout au long de sa  vie (voir tableau 2). Dans l'ensemble, ces analyses montrent que pour certains cas historiques d'exposition professionnelle intense et pour certains produits pharmaceutiques, les indices correpondants apparaissent dans le haut de l'échelle Herp. Elles révèlent aussi qu'il existe naturellement un niveau très important de fond de substances " cancérogènes chez les rongeurs" dans notre alimentation courante. Cela jette évidemment un doute sur l'importance relative de l'exposition à de faibles doses de résidus de produits synthétiques, tels les pesticides. En 1996 le comité du National Research Council de l'Académie nationale des sciences américaine est parvenu à des conclusions similaires et a demandé des recherches plus poussées sur les substances cancérogènes d'origine naturelle dans la nourriture(21).

De nombreux aliments très communs ne franchiraient pas les contrôles réglementaires appliqués aux produits chimiques synthétiques ! Mais ni les uns ni les autres ne sont peut-être dangereux, étant donné la faiblesse des doses absorbées (voir tableau 2). Dans beaucoup de cas, les substances chimiques naturelles se retrouvent dans la moitié supérieure du tableau, en dépit de leur sous-représentation. En tout état de cause, il convient de rester prudent sur les conclusions à tirer, pour l'homme, de la présence dans l'alimentation de substances chimiques naturelles reconnues comme carcinogènes pour les rongeurs. Ce type d'analyse incite à réévaluer l'utilité des tests animaux pour protéger le public contre des risques hypothétiques mineurs.

7. La toxicologie des produits chimiques de synthèse diffère de celle des substances naturelles

Parce que les substances chimiques naturelles font partie de l'histoire évolutive humaine et que les produits synthétiques sont plus récents, on entend souvent dire que les mécanismes développés pour parer à la toxicité des substances naturelles ne seraient pas aptes à protéger des effets des produits de synthèse. Cette hypothèse ne tient pas, pour plusieurs raisons.

Les êtres humains possèdent de nombreuses défenses naturelles qui préservent des effets des toxines courantes(22). Elles sont plutôt généralistes que taillées sur mesure pour une substance particulière et, ainsi, peuvent faire face à des composés chimiques aussi bien synthétiques que naturels. Le remplacement permanent des cellules exposées aux toxines est l'une des armes de 1'organisme - les couches externes de la bouche, de l'œsophage, de l'estomac, de l'intestin, du côlon, de la peau et des poumons sont en effet renouvelées tous les quelques jours. Les enzymes réparatrices d'ADN, ou ceux de détoxification du foie et d'autres organes, qui ciblent habituellement des classes de toxines plutôt que des toxines particulières, en sont d'autres exemples.

Leur caractère généraliste est en fait conforme aux contraintes évolutives. Sans cela, comment feraient les herbivores pour affronter la gamme des toxines produites par les plantes! Dans un monde en perpétuelle évolution, un animal possédant uniquement des défenses contre des toxines spécifiques serait vite éliminé.

Néanmoins, au cours de toute l'histoire évolutive des vertébrés, diverses toxines naturelles ont été présentes, et l'on sait qu'elles provoquent des cancers : des toxines de moisissures, par exemple, sont cancérogènes pour les rongeurs et d'autres espèces, y compris l'être humain. Et, bien qu'ils aient toujours fait partie de l'environnement de l'être humain, beaucoup d'éléments très communs (sels de cadmium, de béryllium, de nickel, de chrome et d'arsenic) sont cancérogènes à haute dose. Par ailleurs, des études épidémiologiques menées dans diverses parties du monde montrent que certaines substances chimiques contenues dans la nourriture peuvent présenter des risques de cancer pour l'homme. Ainsi, la mastication de noix de bétel associée au tabagisme semble avoir une relation avec le cancer de la bouche.

Le régime des chasseurs-cueilleurs. Notre régime alimentaire a beaucoup changé au cours des quelques derniers millénaires. Un faible nombre des plantes que nous consommons aujourd'hui faisait partie du régime d'un chasseur-cueilleur : il ne consommait ni café, ni cacao, ni pommes de terre, ni tomates, ni maïs, ni avocats, ni mangues, ni olives, ni kiwis... La sélection naturelle opérant bien trop lentement, nous n'avons pas eu le temps de développer des résistances spécifiques aux toxines contenues dans ces plantes relativement nouvelles.

Côté produits synthétiques, on considère souvent le DDT comme le parangon des pesticides dangereux : ne se concentre-t-il pas dans les tissus où il persiste durant des années avant d'être lentement libéré dans le sang ? Premier pesticide de synthèse dans l'histoire, il a pourtant permis d'éradiquer la malaria dans de nombreuses régions du Globe, y compris aux Etats-Unis. Il a été efficace contre de nombreux vecteurs de maladies, notamment moustiques, mouches tsé-tsé, poux, tiques et puces. Il a éliminé également de nombreux ravageurs des cultures, augmentant ainsi la production agricole et réduisant les prix des produits frais et nutritifs, plus accessibles dès lors aux populations défavorisées. Sa toxicité pour les humains était faible. Un rapport de l'Académie des sciences américaine concluait en 1970 : « En un peu plus de deux décennies, le DDT a permis de prévenir 500 millions de décès, qui sans lui auraient été inévitables(23) Il n'existe pas de données épidémiologiques, ni toxicologiques établissant de façon convaincante que les teneurs de DDT présentes dans l'environnement aient une contribution significative aux taux de cancer. Il s'agissait certes d'un produit particulier, à cause de sa faculté à se concentrer dans les tissus vivants et de ses dérivés chlorés dont la dégradation dans l'environnement est plus lente que la plupart des autres produits de synthèse. Mais la nature produit des milliers de dérivés chlorés, et les biopesticides peuvent aussi se concentrer dans l'organisme pour peu qu'ils soient solubles dans les graisses(24) ! La pomme de terre, par exemple, contient deux neurotoxines de ce type, la solanine et la chaconine, que l'on peut détecter dans le sang de tous ses consommateurs. Or, il a été démontré qu'un taux élevé de ces neurotoxines provoquait des malforrnations congénitales chez les rongeurs(22) .

Sur notre planète, pas le moindre lopin de terre n'est à l'abri des attaques d'insectes. Les plantes ont donc besoin pour survivre de défenses chimiques. Les pesticides naturels et synthétiques se complètent mutuellement. L'une des conséquences de l'importance exagérée accordée aux pesticides de synthèse est qu'aujourd'hui certains semenciers élèvent la teneur en toxines naturelles de leurs végétaux. Cc fut récemment le cas de l'un des plus grands semenciers qui avait mis sur le marché une nouvelle variété de céleri hautement résistant aux insectes : résultat, après une exposition au soleil, les personnes ayant travaillé à la manutention de ces plantes présentaient des plaques éruptivcs. L'enquête a montré que ce nouveau céleri contenait 6200 parties par milliard de psoralènes cancérogènes (des mutagènes) au lieu des 800 ppM présentes dans le céleri commun.

8. Les pesticides et autres produits chimiques de synthèse perturbent le système hormonal.

Les facteurs hormonaux jouent indéniablement un rôle important dans le cancer. Mais peut-on affirmer, comme certains auteurs de récents livres à succès, que des traces de produits chimiques de synthèse, tels les pesticides à faible activité hormonale, peuvent contribuer au développement du cancer et réduire le nombre de spermatozoïdes(25) ? C'est oublier que notre alimentation contient des substances naturelles dont l'activité œstrogénique est plusieurs millions de fois supérieure à celle due aux traces de substances synthétiques. C'est aussi oublier que des facteurs liés au mode de vie peuvent modifier fortement les niveaux d'hormones endogènes (voir idée reçue n° 2). D'un point de vue toxicologique, les faibles niveaux d'exposition des êtres humains aux résidus de produits chimiques industriels rendent peu vraisemblable cette thèse, surtout par comparaison avec les teneurs des substances naturellement présentes dans l'environnement. En outre, la diminution du nombre de spermatozoïdes n'a pas été vraiment démontrée ; et, si c'était le cas, il faudrait invoquer d'autres causes beaucoup plus probables, comme le tabagisme ou l'alimentation (voir idée reçue n° 2)(11).

9. La prise en compte de risques hypothétiques faibles améliore efficacement la santé publique.

Le risque zéro n'étant pas de ce monde, et les ressources étant limitées, la société doit se fixer des priorités pour sauver le plus grand nombre de vies possible, en fonction du rapport coût/efficacité. En 1991, l'Agence de protection de l'environnement américaine prévoyait qu'en 1997 le coût social des réglementations sur l'environnement serait de 140 milliards de dollars par an (soit environ 2,6 % du PNB américain) et que le secteur privé en prendrait la plus grande partie en charge(16). Plusieurs analyses économiques ont montré que les dépenses actuelles ne sont pas optimales. D'aucuns estiment que l'on pourrait prévenir 60 000 décès supplémentaires par an aux Etats-Unis avec les mêmes sommes(17).

Décision politique. Certains économistes vont même jusqu'à dire que ces réglementations coûteuses, conçues pour sauver des vies, pourraient au contraire accroître le nombre de décès : en partie parce qu'elles détournent des ressources de risques de santé importants, et en partie parce que des revenus plus élevés sont associés à une moindre mortalité(28).

Il faut des lois sur la pollution de l'air et de I'eau (la suppression progressive du plomb dans I'essence a eu un véritable effet bénéfique sur la santé publique), d'autant que la prévention du cancer n'est évidemment pas leur seule raison d'être. Néanmoins, se fonder sur le pire des cas possibles dans l'estimation d'un risque constitue une décision d'ordre politique, et non scientifique, qui rend difficile une attribution efficace des moyens financiers.

Les efforts de la réglementation visant à réduire l'exposition humaine aux produits chimiques synthétiques cancérogènes pour les rongeurs sont coûteux parce qu'ils cherchent à éliminer des concentrations infimes, devenues mesurables grâce à l'amélioration des techniques. Ces efforts nous distraient d'une tâche autrement plus importante : améliorer la santé publique en perfectionnant notre connaissance des moyens de prévention du cancer (et notamment du rôle de l'alimentation), en faisant prendre conscience aux gens de l'influence du mode de vie sur la santé, et en les aidant à améliorer le leur.

B.N.A. et L.S.G. .

La Recherche N° 324 octobre 1999 Article Ames et Gold