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Toxicologie humaine des nitrates : des risques sanitaires surestimés ?

François Testud

Unité de Toxicovigilance, Centre antipoison, hôpital E. Herriot, 69437 Lyon Cedex 03

Juin 2002 Communication au Symposium National de Médecine Agricole : « Eau, Agriculture, Espace Rural et Santé » organisé par l’Institut National de Médecine Agricole.

Les nitrates inorganiques figurent parmi les constituants majoritaires des engrais et fertilisants chimiques épandus sur les terres agricoles : ceux-ci visent à suppléer aux insuffisances des sols en éléments minéraux nutritifs, azote tout particulièrement, mais aussi phosphore et potassium. Du point de vue chimique, les nitrates minéraux sont des sels (d’ammonium, potassium, sodium…) de l’acide nitrique (H+, NO3-) : ce sont des substances solides, très solubles dans l’eau et non volatiles. Ces propriétés expliquent qu’ils diffusent facilement dans les nappes phréatiques et puissent se retrouver dans l’eau de distribution.

1. Sources d’exposition de l’Homme

Les nitrates sont des métabolites humains physiologiques : ils proviennent pour l’essentiel de la dégradation du monoxyde d’azote ou oxyde nitrique (NO) synthétisé par les cellules endothéliales à partir de la L-arginine sous l’action de la NO-synthétase. Médiateur de la régulation du tonus vasculaire, le NO induit une relaxation des fibres lisses veineuses et artériolaires en stimulant le GMP cyclique. La demi-vie du NO n’excède pas quelques secondes : après avoir exercé son action physiologique, il quitte la cellule et gagne le sang où il est oxydé en ions nitrites (NO2-) et nitrates (NO3-) ; il y a aussi formation de traces de nitrosamines. La production endogène de nitrates est de l’ordre de 1 mg/kg/jour soit 60 à 70 mg/jour chez un adulte. Elle est augmentée en cas d’infection : ainsi, il se produit une forte augmentation de l’excrétion urinaire des nitrates en cas de diarrhée infectieuse chez le nourrisson. Elle est également accrue chez les patients traités par des médicaments vasodilatateurs « donneurs » de NO comme les dérivés nitrés ou la molsidomine (Corvasalâ).

Les nitrates sont des constituants normaux de l’alimentation humaine : les apports quotidiens varient entre 30 et 300 mg - 150 mg en moyenne en France - selon les habitudes alimentaires. Avec une teneur allant de 200 à plus de 2500 mg/kg, les légumes en représentent la source principale. La charcuterie mais aussi certains poissons et fromages sont également pourvoyeurs car des nitrates (de sodium et potassium) et des nitrites sont ajoutés à ces préparations comme conservateurs et/ou colorants. L’eau de boisson enfin est le troisième vecteur de nitrates, du fait de leur diffusion dans les nappes phréatiques à partir des engrais et fertilisants épandus sur les terres agricoles. La consommation de l’eau de distribution ne représente que 10 à 15 % de l’apport alimentaire total en nitrates.

Enfin, il existe une exposition professionnelle aux nitrates chez les travailleurs des usines de production d’engrais chimiques et chez les ouvriers agricoles effectuant leur épandage.

2. Toxicocinétique

L’absorption des nitrates par voie orale est rapide et complète, au niveau du duodénum et du grêle proximal. Leur pénétration percutanée est vraisemblablement très faible. La pénétration respiratoire en milieu professionnel est négligeable compte tenu de la non volatilité de ces substances et de la taille des poussières qu’elles génèrent ; en revanche, il existe une déglutition secondaire des poussières et microparticules inhalées. La majeure partie - 60 à 70 % - des nitrates ingérés est éliminée sous forme inchangée par voie urinaire ; le reste est excrété dans la salive, accessoirement dans la sueur. Les glandes salivaires se comportent comme une « pompe à nitrates », qu’elles accumulent par transport actif. Une faible fraction des nitrates salivaires est réduite en ions nitrites par les bactéries buccales ; l’acidité gastrique normale est défavorable aux bactéries nitroréductrices, surtout présentes dans le colon.

3. Toxicologie expérimentale

Les nitrates sont peu irritants pour la peau et les muqueuses ; ils ne sont pas sensibilisants. Leur toxicité aiguë est très faible : les DL50 par voie orale sont supérieures à 2000 mg/kg ; ils ne sont pas méthémoglobinisants mais possèdent une action diurétique. L’administration réitérée ne montre pas d’organe cible particulier ; la dose sans effet (NOEL) du nitrate de sodium est de 500 mg/kg. Les nitrates ne sont pas mutagènes ; les études de cancérogenèse animale sont négatives. Les nitrites issus de la réduction des nitrates sont eux beaucoup plus toxiques : ils sont vasodilatateurs, hypotenseurs et puissamment méthémoglobinisants à des doses de l’ordre de 10 mg/kg. Les études de cancérogenèse animale sont également négatives.

4. Toxicologie humaine

Une revue des effets toxiques des nitrates chez l’homme conduit à envisager successivement trois situations : l’intoxication aiguë du nourrisson, les conséquences de l’exposition chronique professionnelle et les éventuels effets des nitrates alimentaires dans la population générale.

4.1. La méthémoglobinémie du nouveau-né

Plusieurs cas de méthémoglobinémie ont été rapportés à partir de 1945 aux Etats-Unis chez des nouveau-nés dont les biberons étaient confectionnés avec de l’eau de puits chargée en nitrates, en général bien au-delà de 100 mg/l. De nombreux cas ont été décrits par la suite, y compris en France, jusque dans les années soixante-dix ; outre l’eau de puits, des soupes de carottes ou des conserves familiales d’épinards - légumes particulièrement aptes à accumuler de grandes quantités de nitrates - ont été impliquées. Ces observations ont conduit les autorités sanitaires européennes à instaurer en 1980 un taux maximal de 50 mg/l pour la concentration des nitrates dans l’eau de distribution. L’hypothèse initiale d’une transformation par les bactéries intestinales des nitrates en nitrites, seuls capables d’oxyder l’hémoglobine en méthémoglobine, s’est assez rapidement avérée non pertinente : les nitrates, rapidement absorbés au niveau du duodénum et du grêle proximal, n’atteignent pas le colon où se trouve la flore nitroréductrice. Il est maintenant parfaitement admis que la conversion en nitrites avait lieu avant l’ingestion, dans le biberon, à la faveur d’une hygiène défectueuse. Des études américaines ont démontré l’absence de méthémoglobinémie si les mesures d’hygiène élémentaire - comme faire bouillir l’eau des biberons - étaient respectées, malgré des taux de nitrates dans les eaux de puits atteignant 2 g/l, soit 40 fois la norme ! De plus, nombre des méthémoglobinémies imputées aux nitrates résultaient en réalité d’une production endogène de NO - et donc de nitrites - en réponse à l’inflammation intestinale au cours d’une diarrhée infectieuse. Le nourrisson de moins de 4 mois est particulièrement sensible aux nitrites en raison de l’immaturité de son système enzymatique réducteur, dont l’activité est moitié moindre. En pratique, un biberon préparé avec l’eau du robinet en France, qui réglementairement contient moins de 100 germes par ml à 22°C, ne présente aucun risque sanitaire pour les nouveau-nés quelle que soit sa teneur en nitrates.

4.2. L’exposition chronique professionnelle

Les publications rapportant des effets toxiques des nitrates après exposition professionnelle aux engrais minéraux sont en nombre extrêmement restreint en dépit des millions de tonnes produites et manipulées chaque année. Quelques cas de dermite prurigineuse des mains et des poignets, parfois aéroportée au visage, ont été décrits en milieu industriel de production. Lors de l’épandage en milieu agricole, l’inhalation de poussières peut être responsable d’une irritation oculaire, rhino-pharyngée et trachéale. Aucune intoxication systémique en rapport avec les nitrates n’a été signalée. Plusieurs études épidémiologiques ont étudié la mortalité par cancer des travailleurs des usines d’engrais exposés - parfois massivement - à des poussières de nitrates, le plus souvent du nitrate d’ammonium : la majorité de ces études sont négatives, ne relevant aucun excès significatif de tumeurs notamment digestives et bronchopulmonaires. Seule une étude norvégienne publiée en 1994 objective une discrète élévation de la fréquence des cancers gastriques (28 cas observés versus 20 attendus) au sein d’une cohorte historique de 1756 ouvriers ; la mortalité globale par cancer est en revanche inférieure à celle de la population de référence.

4.3. Les nitrates alimentaires dans la population générale

Les nitrates présents dans notre alimentation sont incriminés dans la survenue de cancers digestifs, en particulier de l’œsophage et de l’estomac. L’hypothèse est une formation de dérivés N-nitroso (nitrosamines, nitrosamides…) par action des nitrites - issus des nitrates salivaires - sur les amines d’origine alimentaire. Les nitrosamines sont expérimentalement de puissants cancérogènes, à l’origine de tumeurs digestives, pulmonaires, hépatiques, rénales… chez les animaux ; leur pouvoir cancérogène pour l’homme est établi en milieu professionnel, par exemple dans l’industrie du caoutchouc, où certains procédés de vulcanisation produisent d’importantes quantités de nitrosamines volatiles. Ce sont les nitrates de l’eau de boisson qui font l’objet des plus vives suspicions ; les nitrates des légumes sont volontiers innocentés en raison de leur richesse en antioxydants (acide ascorbique, tocophérol, polyphénols, rétinols…), inhibant la nitrification des nitrates. De surcroît, il est parfaitement démontré que la consommation de légumes est associée à une incidence moindre de cancers digestifs.

De très nombreuses études épidémiologiques se sont intéressées à la problématique nitrates alimentaires et cancer. Certaines sont entachées de biais : en particulier, elles recherchent une association entre la fréquence des cancers et la teneur en nitrates de l’eau ou des aliments contemporaine du diagnostic de la maladie, sans tenir compte du délai de survenue des tumeurs. Néanmoins, la grande majorité de ces études, conduites dans différents pays comme le Royaume-Uni, les Etats-Unis, la Grèce, le Japon… sont négatives ; la totalité des études publiées depuis 1985, soit près d’une vingtaine, est négative. Certaines suggèrent même une corrélation inverse, les nitrates semblant jouer un rôle protecteur… Trois expertises collectives effectuées par l’Organisation mondiale de la santé, la Commission européenne, et le US National Research Council, toutes trois publiées en 1995, ont conclu à l’innocuité des nitrates alimentaires et à l’inadéquation de la réglementation actuelle.

5. Conclusions

La toxicité des nitrates pour l’homme est très largement surestimée. L’analyse des données disponibles, notamment les acquisitions récentes concernant leur métabolisme et les modalités de leur transformation en nitrites et en nitrosamines, ainsi que la littérature épidémiologique accumulée depuis plus d’une trentaine d’années montre que :

-         le risque de méthémoglobinémie du nourrisson est sans lien direct avec la teneur de l’eau en nitrates,

-         l’exposition chronique professionnelle est sans conséquence sanitaire sérieuse,

-         aucune association n’a pu être établie entre consommation d’une eau de boisson riche en nitrates et cancers dans la population générale.

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